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Lhomme est-il prédestiné
?
Erigène (mort en
877) contre Godescalc (mort en 869).

DE LHERITAGE CAROLINGIEN.
A quoi sert la philosophie au IXème
et Xème siècle ? Tout dabord, il faut oublier
nos représentations modernes des philosophes et de la philosophie.
Au début du IXème siècle, un livre est comparable
à un objet précieux, de la valeur dun domaine
agricole. Il était rare et fastueusement orné. Cest
Alcuin dYork (mort en 804) qui aida Charlemagne à
développer le rayonnement culturel de son empire. Dans
ses ouvrages, il déploie toutes ses facultés intellectuelles
pour donner à lempire une assise théorique,
une justification légitimatrice. Cela passe par le souci
de se démarquer du voisin byzantin, héritier de
Rome, à limportance culturelle dominante (même
devant la brillante civilisation arabe, qui navait pu récupérer
tout lhéritage de lAntiquité pour obtenir
une véritable suprématie intellectuelle et spirituelle).Ce
sont surtout les Libri Carolini qui marqueront cet affrontement.
Ces ouvrages dénoncent le culte des images de Dieu (les
icônes) par les byzantins, et pointe les erreurs logiques
et les incohérences de cette idolâtrie. Cest
à dire, en somme, quils utilisent une démarche
philosophique. Le royaume des francs pouvait désormais
se permettre de juger universellement en matière de théologie
et de philosophie.
Ainsi, la philosophie nest pas réduite
au silence méditatif dune cellule de couvent, elle
est au cur même du pouvoir. Elle ne se contente pas
de clarifier des traités théologiques, mais permet
de parler et de penser correctement, avec cohérence. Elle
marque la frontière entre superstition et raison.
Deux générations plus tard,
vers 850, lempire est en prise à des difficultés
sociales et politiques (conflits avec les Normands, les Vikings,
les Arabes et les Hongrois). Cependant, lhéritage
carolingien du système scolaire reste en place : dans les
couvents, on trouve maintenant des manuscrits lisibles, des textes
théologiques correctement présentés et unifiés,
des textes latins et romains. Aristote (mort en 322 av. J.C.)nest
pas encore traduit. Seuls quelques textes de saint Augustin (mort
en 430) sont à disposition -et seulement dans les meilleures
bibliothèques- et peu de gens, si ce nest quelques
moines érudits de Lyon, sont au courant que certains textes
considérés comme des uvres dAugustin
sont en fait des commentaires qui corrigent Augustin. Mais globalement,
la culture est largement plus diffusée dans les monastères
occidentaux. Il est donc tout naturel que de nombreuses querelles
doctrinales commencent à se faire jour. On ne se contente
plus de polémiques contre Byzance : les problèmes
peuvent être internes à loccident.
Evidemment, ces débats ne concernent
quun cercle restreint : ils se limitent presque toujours
à la cour du Roi des Francs. Bien quils aient lieu
à lextérieur, on ne peut vraiment parler de
débats « publics ».
Un de ces débats opposa Godescalc
à Jean Scot Erigène dans de vives querelles verbales.
DE GODESCALC ET DE LA PREDESTINATION DIVINE.
Le moine saxon Godescalc fut trouvé
dans un couvent. Adulte, il réclama à son abbé,
Raban Maur, de disposer librement de lui-même, mais celui-ci
refusa catégoriquement. Plus tard, en 829, il fut autorisé
par le synode de Mayence (Mainz) à quitter le couvent (le
synode est lassemblée ecclésiastique qui se
réunit pour traiter des affaires du diocèse ou de
la paroisse). Dans ces recherches personnelles, il découvrit
la théorie de la prédestination quAugustin
avait soutenue à la fin de sa vie. La volonté de
Dieu a décidé depuis toujours si tel homme ira au
royaume de Dieu ou à celui de Satan. Lhomme ne peut
rien faire pour infléchir sa destinée, certains
sont voués au mal et au péché. Le Christ
ne serait donc pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour
quelques élus. Voilà qui ruine les efforts des successeurs
dAlcuin : à quoi servent alors les missionnaires
et le prosélytisme, propres à lempire de Charlemagne
? Cest toute lorganisation de léglise
qui est menacée.
Un synode réuni à Mayence
en 848, présidé par son ancien abbé Raban
Maur devenu archevêque, condamna Godescalc à être
fouetté devant lassemblée des évêques,
et à être emprisonné au couvent dOrbais,
où il passa le reste de ces jours. Mais, dans cet empire
occidental où la vie intellectuelle était devenue
plus active, la querelle senvenima. Autour de Lyon de fins
connaisseurs dAugustin, sans pour autant approuver Godescalc,
critiquèrent son emprisonnement. Lévêque
Hincmar de Reims, à qui Godescalc avait été
livré, demanda à Jean Scot Erigène un rapport
sur toute cette affaire. Or ce moine érudit irlandais provenait
dune troisième tradition intellectuelle.
Faisons le point à ce propos. Vers
850, on se trouve en présence 1) de lécole
dAlcuin, en Allemagne et dans le centre et le Nord de la
France (zone anglo-saxonne). 2) A Lyon et à Troyes, la
tendance dominante est plus proche dAugustin. 3) La zone
dinfluence irlandaise, celle dErigène.
DU RAPPORT DERIGENE ET DE LA LIBERTE INDIVIDUELLE.
La thèse dErigène est
simple : Dieu est unique, atemporel, infiniment bon. Il ne saurait
prédestiner les hommes au mal. Le mal, dailleurs,
nexiste pas vraiment, il nest quun manque dêtre,
lincomplétude dun être qui nest
pas parfait. Lenfer doit être compris au sens figuré,
il signifie le remords du pécheur, il nexiste quen
imagination. Erigène sappuie, tout comme Godescalc,,
sur Augustin, mais dans des textes plus anciens, où linfluence
de Platon est plus forte. Son rapport fit scandale, et son livre
fut condamné. Erigène adopte, comme Godescalc, une
démarche rationnelle. Son interprétation dAugustin
lui fait refuser lidée dun homme prédestiné.
Dieu ne peut logiquement pas créer un homme sans liberté,
lhomme doit être pensé comme volonté
libre, qui a la possibilité de se diriger vers le bien.
Protégé par le Roi, Erigène
ne fut pas inquiété. Beaucoup plus tard, cependant
(1210), son uvre sera condamnée. Détenir ou
lire son livre De la division de la réalité sera
punit de mort.
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