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LHOSTIE EST-ELLE VRAIMENT
LE CORPS DU CHRIST ?
Béranger de Tours
(mort en 1088) contre Lanfranc (mort en1089)

DE LIMPORTANCE DUNE TELLE QUESTION
Celle-ci peut paraître terriblement
ennuyeuse à lhomme du XXème siècle.
Elle le sera peut-être moins si lon se figure que,
à travers elle, cest le devenir des puissances mondiales
qui est en jeu. Les discussions sur lEucharistie (sacrement
qui entretient le sacrifice du christ et sa présence, sous
les espèces du pain et du vin) pouvaient en effet faire
vaciller des trônes.
Ce débat a lieu au XIème
siècle, pendant la montée en puissance de lEmpire
allemand, fondé à partir de lancien Empire
carolingien. Cest vers lan 1000, sous Otton III, que
se perpétue toute une série décoles
cathédrales, dont celle de Chartres, doù sont
issus Béranger de Tours et Lanfranc, les protagonistes
dun débat qui tint en haleine la France, lAngleterre,
lAllemagne et lItalie pendant près dun
demi-siècle. La querelle, qui allait impliquer hommes politiques,
papes, moines et laïcs, montre bien que dans cette civilisation
toute imprégnée de religion, la philosophie navait
quune existence précaire.
Les forces en présence sont bien
différentes de celles du IXème siècle. La
science et les arts ne se pratiquent plus seulement dans les cours
impériales, mais sappuient sur de puissants monastères
et des cités florissantes. Léglise romaine
se renforce et soppose à Lempire : cest
lépoque de la querelle pour le privilège de
linvestiture des évêques. Le développement
des villes, de la monnaie, de lagriculture et la centralisation
changent les rapports de la raison à la société.
Il faut dorénavant fonder clairement ce quon avance.
Si léglise pouvait condamner grammairiens et dialecticiens,
elle ne pouvait plus se passer de dialectique, de logique.
DES ARGUMENTS DE BERANGER
« Ceci est mon corps », telle
est la fameuse phrase qui pose problème. Le corps du Christ
est-il physiquement présent dans le pain, au moment où
le prêtre prononce cette phrase ? Jusquoù appliquer
les règles de la logique pour expliquer cette contradiction
? Béranger prétendait quil fallait maintenir
sans compromis les règles de la grammaire et de la dialectique.
1) Pour Béranger, « ceci »
se rapporte évidemment au mot « pain » ; si
le Christ était aussi le sujet de la préposition,
la phrase perdrait sa cohérence logique.
2) La doctrine de lEucharistie est
la suivante. Lors de la messe, le pain ne change pas dapparence.
Les aspects extérieurs, les « accidents » en
termes dialectiques, ne changent pas. Mais dès que lévêque
prononce la phrase, cest la « substance » du
pain qui changent et devient corps du Christ, alors que lon
croit voir du pain. Mais pour Béranger, un accident nest
défini que par rapport à la substance à laquelle
il est rattaché. Il y a donc une contradiction dans cette
doctrine.
3) Néanmoins, le Christ est présent
lors de leucharistie, mais sa présence nest
que spirituelle, et non matérielle. LEucharistie
est un signe, non une chose ; il faut interpréter les textes
au sens figuré, il faut résoudre le problème
à laide de la raison seule. On retrouve le même
souci que chez Alcuin et Erigène.
DES REFUTATIONS DE LANFRANC ET DAUTRES ADVERSAIRES DE BERANGER
DE TOURS.
Une grande partie de LÉglise
répondit que la puissance divine navait pas à
se soumettre au principe de non-contradiction. Ce à quoi
Béranger répliqua que ce nétait pas
rendre hommage à Dieu que de mépriser lesprit
humain et de renoncer aux lois de la pensée. Lhomme
est fait à limage de Dieu : le respect des lois de
la pensée (grammaire, logique) a un sens religieux.
Mais Lanfranc, dont les attaques sexpliquent
en partie par son rejet de la dialectique et la concurrence de
lécole de Tours, en appelle alors à la toute
puissance divine, que le prêtre fait intervenir en brisant
lhostie ; le corps du Christ est présent par sa nature
physique. Le clergé avait à cur dexpliquer
cette transfiguration (ou « transsubstantiation »).
Cest pourquoi le concile de Latran (un concile est une assemblée
évêques et de théologiens réglant des
questions sur le dogme et la liturgie. Les conciles cuméniques
concernent le monde entier, les conciles provinciaux, seulement
la province concernée.), réunit en 1059, obligea
Béranger, sous la menace de la violence, à accepter
sous serment la vérité selon laquelle le corps du
Christ est partagé par les mains du prêtre et «
mâché par les dents des fidèles ».
DES CONSEQUENCES DUN TEL JUGEMENT.
Cette décision donna limpression
que la doctrine de lEucharistie se mettait à dos
la philosophie tout entière. Elle favorisa lintroduction
du célibat obligatoire des prêtres : comment des
mains qui ont le pouvoir de partager le corps du christ pourraient-elles
toucher une femme ? Plus généralement, les conséquences
théoriques furent catastrophiques. Si on croit voir du
pain et quil sagit du christ, si la puissance divine
peut séparer lapparence et lêtre, comment
lêtre humain peut-il distinguer le vrai du faux ?
Comment, en voyant trois promeneurs, savoir si ce sont des humains
ou des anges ? Comment étudier les sciences, si nous déformons
à ce point les informations du monde extérieur ?
Laffaire Béranger ouvre le long conflit de léglise
avec la grammaire et la dialectique qui traversa tout le Moyen
âge, sans jamais être résolu. A lépoque
où les citadins commençaient à se grouper
en associations laïques pour mettre en place des structures
légales, quils savaient organiser un commerce extérieur
florissant, fallait-il leur présenter la religion comme
une vérité, ou comme une participation magique,
juridiquement liée à la puissance arbitraire de
Dieu ? La papauté, consciente davoir à affirmer
sa domination religieuse sur les ecclésiastes régionaux,
répondit par la deuxième solution. Elle scellait
ainsi pour plusieurs siècles ce que Béranger avait
dénoncé : refuser une réforme morale et spirituelle,
en faisant passer la doctrine de lEucharistie pour un mystère
divin, alors quil nest quun artifice créé
par les hommes.
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